Covid, inflation, concentrations, disparitions, acquisitions, franchisations… Le retail belge a enchaîné les disruptions en tous genres ces dernières années. Maintenant que les choses semblent se calmer quelque peu (mais pour combien de temps ?), Gondola a consulté plusieurs experts en marketing pour tenter d’y voir plus clair.
Quatre années. C’est le temps qui nous sépare de ce que nous appelons désormais communément “la période Covid”. Une période si proche, qui paraît pourtant déjà si loin, tant il s’en est passé des choses depuis. Un constat valable pour l’ensemble de la société, et auquel le retail n’a pas non plus échappé : crise inflationniste, guerre des prix et course aux promos, vagues de franchisations, acquisitions et disparitions d’enseignes… Après toutes ces péripéties, les choses semblent toutefois se calmer quelque peu, et le secteur est à présent entré dans une nouvelle période, une période de… Une période de quoi, au juste ? “Je dirais que nous sommes désormais dans une période d’évolution”, analyse Myriam Blanpain, présidente de l’agence de communication AddRetail. “Une période ‘challengeante’, dans laquelle les changements sont très rapides, et avec des consommateurs qui sont de plus en plus divers. Il n’y a plus une communication pour tout le monde, mais une multiplication des canaux vis-à-vis desquels chaque client potentiel a ses préférences, et dont il faut savoir tenir compte.”
“Il s’agit sans doute d’une période de transition entre une situation où l’agitation et le contrôle des coûts dominaient vers quelque chose de plus stable, de plus calme et qui, je l’espère, permettra aux acteurs du retail d’adopter des visions et des stratégies à plus long terme, et pas seulement des réactions courtermistes liées aux perturbations du marché”, enchaîne Els Breugelmans, professeure de marketing à la KU Leuven. L’expert en marketing Nicolas Lambert, notamment passé par de grandes multinationales comme Unilever ou AB InBev, mais également par Fairtrade Belgium en tant que CEO, abonde. “À la fois avec le Covid, puis avec la crise de l’inflation, les acteurs du retail ont été principalement dans une posture de réaction. Mais désormais, et en espérant qu’il y ait un peu plus de sérénité dans le marché, on devrait pouvoir être en mesure de sortir d’une logique uniquement basée sur le prix pour se recentrer sur la valeur ajoutée.”
Le ‘rollercoaster’ Covid-inflation
S’il est bien une branche du retail qui est passée par toutes les émotions ces dernières années, c’est l’alimentaire, qui a été confronté à un enchaînement crise Covid/crise inflationniste des plus déstabilisant. “Le commerce de détail alimentaire a connu de très bonnes années pendant la pandémie, avec beaucoup de valeur et de volume supplémentaires”, rappelle Els Breugelmans. “Mais par la suite, le secteur a beaucoup souffert lorsque l’accent a été mis sur les prix en raison de l’inflation, ce qui a certes conduit à des augmentations de valeur, mais sans gains de volume. En d’autres termes, les retailers ont d’abord profité d’augmentations presque jamais vues, avant de devoir faire face à des hausses de coûts elles aussi presque jamais vues. Je pense que cet enchaînement a encore renforcé le défi auquel ils devaient faire face : maintenir les revenus dans un contexte économique devenu difficile, et avec un point de référence placé artificiellement trop haut. Par conséquent, l’ensemble des retailers, y compris ceux davantage orientés vers le service, se sont concentrés sur les prix et ont essayé d’en convaincre les consommateurs via des campagnes axées presqu’exclusivement sur cet attribut.” Et le même constat est valable pour les fabricants, ajoute la professeure de la KU Leuven : “Ce qu’ils ont gagné pendant la pandémie, ils l’ont plus que perdu pendant la période d’inflation.”
“La surenchère actuelle sur les prix n’est pas tenable à long terme”
“Le prix a toujours été important, mais c’est vrai qu’il l’est encore plus aujourd’hui”, confirme Myriam Blanpain. “Toutefois, la surenchère actuelle sur les prix n’est pas tenable à long terme. Les retailers traditionnels feraient donc sans doute bien de continuer à chercher à proposer un bon prix, mais tout en servant aussi leurs clients sur d’autres propositions. De manière générale, les détaillants doivent miser sur leur force et définir très précisément leur ADN, et ce, via un branding fort et une proposition claire à laquelle le consommateur peut s’identifier. Et à côté de cela, avoir une proposition prix qui soit correcte, mais sans pour autant tout miser là-dessus. À l’exception bien sûr des retailers dont c’est le cheval de bataille.” Pourtant, sortir de la logique actuelle semble tout sauf simple… “Une enseigne comme Delhaize, qui un coup met le focus sur la qualité, puis en revient au prix, illustre bien la difficulté qu’il y a à exister actuellement sans parler constamment de la dimension prix”, illustre Nicolas Lambert. Et l’expert de formuler une mise en garde à l’adresse des retailers traditionnels : “Si tout le monde adopte un discours prix, qui est-ce qui va gagner ? Vraisemblablement ceux qui sont ou semblent les plus légitimes sur cette question, à savoir les discounteurs.” Ce constat n’entame toutefois en rien la difficulté qu’il y a à sortir du schéma actuel, qui en prime s’autoalimente. “C’est l’histoire de l’œuf ou la poule”, avance Els Breugelmans. “Les consommateurs sont-ils plus sensibles au prix à cause des hausses de coûts auxquelles ils doivent faire face ou est-ce parce que les retailers privilégient sans cesse cet attribut ? La vérité se situe probablement à mi-chemin. Ce qui est certain, c’est que les deux phénomènes se sont renforcés l’un l’autre.”
Trop de promo tue la promo
Symbole le plus parlant de cette guerre des prix permanente : l’avalanche de promos qui déferlent sur le secteur, à tel point que celles-ci relèvent désormais davantage de la règle que de l’exception. “La promotion est devenue incontournable”, résume Myriam Blanpain. Pourtant, la mécanique n’est pas sans effets pervers, regrette Nicolas Lambert. “Je comprends le besoin de promotion, mais je n’en suis pas fan pour autant. Ce type de mécanique va non seulement avoir tendance à tirer l’ensemble du marché vers le bas, mais elle va en plus inciter à des comportements de surconsommation. En outre, les promos sont souvent appliquées sur des gros runners, des produits qui ne sont pas toujours les plus durables, et ce, parfois même au détriment d’autres qui, eux, sont plus vertueux. Et tout cela pour, in fine, ne même pas bénéficier d’un effet différenciant puisque tout le monde le fait…” Pour décrire le phénomène, Els Breugelmans se réfère au “dilemme du prisonnier”, c’est-à-dire une situation dans laquelle deux joueurs auraient intérêt à coopérer, mais où chacun choisit pourtant de trahir l’autre. “Dans l’absolu, l’idéal serait qu’il n’y ait pas de promotions du tout. Nous saurions ainsi tous à quoi ressemble le prix normal et les marges seraient les bonnes. Le problème, c’est que le premier acteur à mettre en œuvre ces promos se révèle être le gagnant, car les consommateurs les apprécient.” Peut-être encore plus interpellant et problématique, les promotions semblent même avoir un effet contre-productif désormais. “Nous sommes dans une situation où il y a toujours des promotions, et les consommateurs le savent. Ils les attendent donc et n’achètent qu’en promo, ce qui érode les marges et abaisse le prix que le client perçoit comme juste. C’est une situation qui n’est ni saine ni durable.
Tout cet énorme effort promotionnel ne permet même pas de bénéficier d'un effet différenciant, puisque tout le monde le fait.
Nicolas Lambert
Expert en marketing
“Retrouver la juste valeur des choses”
Une solution avancée par Myriam Blanpain pour sortir de cette logique, et tout de même permettre aux retailers de tirer leur épingle du jeu de la promotion, serait de pratiquer des promos ciblées. “Cela permettrait à un retailer de maintenir ses marges, tout en offrant la possibilité au consommateur d’avoir des promotions qui lui permettent de faire des uplifts ou des changements sur ses modes de consommation.” En d’autres termes, avoir d’autres objectifs que simplement faire du volume et attirer un public de masse. “Nous disposons désormais d’une foule de datas, utilisons-les correctement. Cela permettra d’améliorer l’expérience pour le client, qui recevra les promos au moment opportun, d’améliorer les marges, grâce à des promos bien segmentées et octroyées là où elles font une différence, mais aussi d’épargner l’environnement en arrêtant les communications à tout va.” Une stratégie qui peut en effet se révéler très puissante et efficace, confirme Els Breugelmans, mais à condition qu’elle soit utilisée judicieusement. “Ce type de communication ciblée peut avoir un effet très dangereux si vos clients très fidèles se rendent compte que ceux qui bénéficient de promotions sont ceux qui changent de magasin”, prévient-elle.
Une autre piste possible pour enrayer la spirale promotionnelle pourrait être un encadrement législatif. “Ce serait en effet assez souhaitable”, estime Nicolas Lambert. “Peut-être pas spécifiquement sur la promotion, mais en tout cas mettre en place des mécanismes d’encadrement des prix à même d’éviter les spirales complètement dingues.” Encore faudrait-il que ces nouvelles règles atteignent leur but, et là, rien n’est moins sûr, pointe Els Breugelmans. “La littérature académique ne permet pas de confirmer que les externalités négatives sont toujours corrigées lorsque des législations sont mises en place. Je suis donc hésitante sur la question.” Et Nicolas Lambert de prendre de la hauteur sur ce point : “De manière plus générale, je pense que nous avons besoin, certainement dans l’alimentaire, de recréer de la valeur. Cela ne veut pas dire que tout doit devenir très cher, mais il faudrait pouvoir retrouver la juste valeur des choses, y compris dans le chef des retailers d’ailleurs.”
Concentrations, disparitions … et ‘realdurabilité’
Makro, Match, Smatch… Toujours est-il que la guerre des prix, entre autres facteurs, a déjà engendré de premières victimes parmi les enseignes du retail. Un premier écrémage qui en appelle d’autres ? “Le marché belge est devenu très concurrentiel et ces exemples montrent bien qu’il est difficile d’y survivre”, poursuit Els Breugelmans. “Le marché se trouve actuellement dans une situation délicate. Soit les retailers deviennent plus grands, plus forts, plus influents et ils survivent, soit ils ne savent plus suivre et disparaissent ou fusionnent avec d’autres acteurs plus importants.” Myriam Blanpain va dans le même sens : “L’offre est encore largement suffisante au niveau de la Belgique. En tous cas je n’ai pas l’impression que le consommateur belge se retrouve face à moins d’offre du fait de la disparition de ces chaînes-là. Il devrait donc encore y avoir des changements, je pense.”
De son côté, Nicolas Lambert attire l’attention sur le fait qu’une diminution du nombre d’enseignes va forcément jouer un rôle dans le rapport de force entre la distribution et ses fournisseurs. “Il sera intéressant de voir comment cela va impacter le marketing des marques. À l’exception des plus fortes, elles devraient éprouver de plus en plus de difficultés à exister face à une distribution toujours plus concentrée, et qui bénéfice de surcroit d’une dynamique générale favorable aux MDD.” L’expert en marketing estime également que les récentes disparitions d’enseignes doivent inciter celles qui restent à se poser la question de leur résilience. “Nous vivions dans un monde où les chocs, qu’ils soient géopolitiques, climatiques, environnementaux, etc. vont vraisemblablement se multiplier. Ou du moins il y a une forte probabilité que l’instabilité augmente. Par conséquent, la capacité à faire preuve de résilience et à pouvoir absorber ces chocs va être de plus en plus importante. En l’occurrence, la dimension de résilience va être la capacité à fidéliser des consommateurs, à les lier à sa marque et à avoir une proposition forte sur le marché.” Et Nicolas Lambert d’ajouter que cette notion de résilience est inévitablement liée à la question du développement durable. “Au-delà des préoccupations pour les générations futures, une vision presque survivaliste du développement durable commence à voir le jour, en particulier dans l’alimentaire : mes chaînes de valeurs sont-elles suffisamment résilientes pour me permettre de survivre aux chocs ? À cet égard, ce qu’il se produit actuellement avec le cacao constitue une mise en garde très claire.”
Vers une vague de franchisations ?
Enfin, lorsqu’on parle de changements récents dans le paysage belge du retail, comment ne pas évoquer la franchisation par Delhaize de l’ensemble de ses supermarchés l’année dernière ? Pour Nicolas Lambert, le plus intéressant dans ce passage sous franchise sera de voir si le changement redonnera bel et bien du pouvoir au niveau local. “Il sera aussi intéressant de voir dans quelle mesure les outils marketing vont pouvoir être mis au service de ces franchisés”, se demande-t-il également. “Il va y avoir un exercice à faire dans le chef de Delhaize entre la tentation de vouloir garder la main et la nécessité ou l’opportunité de donner une certaine latitude aux franchisés. Tout l’enjeu sera de parvenir à trouver le bon dosage.” La décision de l’enseigne au lion a également participé à amplifier un phénomène déjà à l’œuvre depuis un certain temps : les ouvertures le dimanche et les jours fériés. “Ce sont des opportunités supplémentaires de servir son client, et donc des opportunités supplémentaires de lui faire des offres ciblées qu’il ne pourra pas refuser”, se félicite Myriam Blanpain. “De mon point de vue, tout cela est très positif en termes de marketing.”
Si Delhaize parvient à transformer l’essai, faudra-t-il dès lors s’attendre à voir déferler une vague de franchisation sur le retail belge ? “Pas nécessairement”, estime Els Breugelmans. “Tout d’abord, il faut attendre de voir si le passage sous franchise portera bel et bien ses fruits. À stade, il est logique que les magasins franchisés performent mieux que l’année précédente, vu toutes les grèves et fermetures qu’il y a eues. Et ensuite, je ne pense pas que ce soit actuellement dans l’ADN ou les intentions d’enseignes comme Lidl ou Aldi de changer de modèle de fonctionnement. Leur méthode de travail est différente et ils bénéficient pour l’instant grandement de la centralisation… Même s’il ne faut jamais dire jamais. Pour être honnête, je n’avais pas du tout vu venir la décision de Delhaize…”