Depuis plus d'un an, le foodretail belge est agité par une vague de franchisation sans précédent. Il y a d'abord eu Intermarché by Mestdagh et Delhaize puis, dans la foulée, Jumbo a franchisé une poignée de magasins. Quelles conséquences pour le secteur ? Les enseignes ont-elles des difficultés à trouver des indépendants ? Quel profil exigent-elles ? Et la concurrence féroce ne nuit-elle pas à l'attractivité du métier ?
Le foodretail belge sort de dix-huit mois agités. Intermarché by Mestdagh et Delhaize ont décidé de se séparer de leurs magasins intégrés l'an dernier, Jumbo a fait de même cette année. En novembre, le foodretailer néerlandais aura confié sept de ses magasins à des indépendants et d'autres suivront en 2025. Chez Intermarché by Mestdagh et Delhaize, il s'agit respectivement de 51 et 128 magasins. Il ne reste donc plus qu'une poignée de grands foodretailers à gérer eux-mêmes tout ou partie de leur parc : Colruyt Meilleurs Prix, OKay, Cora, Carrefour et les hard discounters Lidl et Aldi. C'est peu dire qu'ils ressentent la pression exercée par les indépendants qui, grâce aux ouvertures dominicales, leur arrachent des parts de marché. Mais le passage à la franchise n'est pas aussi simple qu'il n’y paraît. À commencer par le recrutement d'entrepreneurs indépendants. Est-il difficile d'en trouver au regard des circonstances actuelles ? Les candidats sont-ils moins nombreux ou la demande n’est-elle tout simplement pas trop importante ? Quel est le profil d'un entrepreneur ? L'expérience est-elle indispensable ou non ? Une forte concurrence constitue-t-elle un repoussoir ? Qu'est-ce qui détermine la réussite ou l'échec ? Nous avons posé ces questions à plusieurs foodretailers.
La demande d'entrepreneurs indépendants augmente
Directeur des ventes chez Retail Partners Colruyt Group, Wim Bauwens donne le coup d'envoi. “La franchisation opérée par plusieurs enseignes ces derniers mois a exercé un impact considérable sur le marché et donc sur nous. Les indépendants sont désormais reconnus pour leur dynamisme et leur ambition de faire performer leur magasin comme jamais. L'impact sur l'extension des heures d'ouverture, par exemple, ne peut être sous-estimé. Pour Retail Partners Colruyt Group lui-même, l'impact est relativement faible, mais il est clair qu'il attire les projecteurs sur le secteur. La demande d'un véritable esprit d'entreprise dans le retail augmente et il reste difficile de trouver des candidats adéquats pour tous les points de vente. La présence de plus en plus marquée de notre formule Spar Colruyt Group, tant au nord qu'au sud du pays, nous donne une plus grande visibilité et nous permet d'être davantage présents à l'esprit des candidats entrepreneurs qu'auparavant.” Peggy Bauwens, directrice générale d'Alvo, a le même sentiment par rapport à cette évolution. “La vague de franchisation n'a pas eu d'impact sur nos entrepreneurs, qui sont suffisamment bien implantés dans leur quartier, mais la situation s'est effectivement compliquée pour nous. Beaucoup de bons entrepreneurs ayant le potentiel Alvo sont coincés par des contrats avec des franchiseurs et, pour certains, il n'est même pas possible de changer d'enseigne.” Siryn Stambouli, porte-parole de Carrefour, évoque un changement positif : “Les changements intervenus dans le foodretail ont attiré l'attention sur les opportunités offertes par les franchises, éveillant l'intérêt de nouveaux candidats. L'image du franchisé s'est améliorée. Il est désormais vu comme un entrepreneur indépendant dans un secteur dynamique.”
Comme l'explique son porte-parole Ann Maes, l'impact sur Albert Heijn est minime : “Nous ne gérons nous-mêmes que 20 de nos 80 magasins belges. La majorité sont donc franchisés et nous ne souffrons pas d'un manque de candidats, que du contraire. L'intérêt est clairement présent et il n'y a aucun lien avec la vague de franchisation. Les candidats viennent à nous parce qu'ils jugent que nous leur proposons une bonne formule. Nous pensons, mais ce n'est pas vérifiable, que cela donc rien à voir avec ce qui se passe dans les autres enseignes. En tout état de cause, nous intéressons de nombreux candidats. Ce qui motive un entrepreneur, c'est une bonne opportunité de business sur le long terme. S'il sent qu'une formule fonctionne, il est séduit. Nous le constatons aussi avec nos franchisés actuels : les affaires tournent tellement bien qu'ils demandent à ouvrir d'autres magasins.”
La demande d’entrepreneurs indépendants
Jumbo, l'autre foodretailer néerlandais présent en Flandre, entend lui aussi jouer davantage la carte de la franchise. Il compte déjà 5 magasins franchisés, deux suivront en novembre et le mouvement devrait se poursuivre l'an prochain. À l'instar d'Albert Heijn, Jumbo ambitionne de poursuivre son développement et, pour se faire, table sur des indépendants. “Force est de constater que les magasins indépendants enregistrent de meilleurs résultats”, rapporte Peter Isaac, managing director Jumbo Belgique. “C'est logique dans la mesure où un entrepreneur est plus proche de son client.” L'enseigne néerlandaise a connu quelques difficultés ces dernières années, principalement en raison de la lourdeur de la politique d'octroi de licences en Flandre mais, si l'on en croit sa porte-parole Eunice Koekkoek, la recherche d'entrepreneurs ne pose pas problème. “La notoriété croissante de notre formule et les mesures visibles que nous prenons en Flandre ont entraîné une augmentation du nombre de candidats à la franchise. Cet intérêt et cet afflux sont renforcés par le fait que nous offrons pas mal d'opportunités, soit avec de nouveaux magasins soit en franchisant des magasins existants.”
Toutes les enseignes ont observé que la crise du Covid19 avait fait exploser le nombre de candidats. En effet, les fermetures dans le secteur horeca ont contraint les entrepreneurs à se réorienter. “À l'époque, le foodretail était considéré, à juste titre, comme une institution répondant aux besoins fondamentaux de la population”, pose Siryn Stambouli. “Le problème pour les candidats résidait dans la difficulté à réaliser de nouveaux investissements alors qu'ils étaient encore confrontés à de graves soucis financiers dus aux circonstances de l'époque. En 2020, le nombre de candidats à la franchise a augmenté de 30 %. Avec la fin de la pandémie, le niveau est revenu à ce qu'il était en 2019.”
Qu'attendent les enseignes d'entrepreneurs indépendants ? Quels sont les critères importants ? “Nous nous posons systématiquement les questions suivantes : cet entrepreneur comprend-t-il notre ADN, dispose-t-il des fonds nécessaires et possède-t-il déjà une certaine expérience en tant qu'indépendant, de préférence dans le (food)retail ?”, expose Ann Maes. “Tous ne connaissent pas nécessairement le foodretail mais la plupart ont déjà fait leurs preuves dans l'entreprenariat. C'est quasi une condition sine qua non. Notre procédure de sélection est très stricte. Nous remarquons rapidement – et le candidat aussi – quand le ‘match’ n'est pas parfait. Il ne comprend pas notre ADN ? L'entretien s'arrête là. Il peut arriver que les connaissances, l'expertise ou le financement soient insuffisants. Le financement est incontestablement une pierre d'achoppement importante.”
C'est aussi une question de préparation, souligne Wim Bauwens : “Avant toute collaboration entre le Retail Partners Colruyt Group et un indépendant, nous exigeons d'établir un plan financier complet et détaillé afin que chacun puisse se rendre compte de la rentabilité de l'entreprise. Il est tout à fait possible de subvenir aux besoins de sa famille en gérant correctement un commerce de proximité à condition qu'il génère un chiffre d'affaires minimum et soit bien géré financièrement.” Si le financement et la préparation sont évidemment importants, l'adéquation avec l'ADN de l'enseigne est essentielle chez Jumbo, comme l'explique Eunice Koekkoek : “‘Entreprendre ensemble pour prospérer’ est inscrit dans notre ADN et est donc incontournable. Sans cela, pas de collaboration possible.”
Les petits commerces de proximité ont du mal
Selon Ann Maes, la concurrence effrénée qui règne aujourd'hui dans le foodretail ne pose pas de problème majeur chez Albert Heijn. “Nos franchisés affichent une telle bonne santé que non seulement ils ont envie d'ouvrir d'autres magasins mais que les candidats se pressent au portillon. Le secteur n'est pas facile mais notre formule a fait ses preuves.” Pour Peggy Bauwens, le marché n'est pas nécessairement saturé : “Je pense qu'il y aura toujours de la place pour les entrepreneurs qui se démarquent. Nous constatons que le retail belge s'uniformise et que les vrais entrepreneurs dotés d'une capacité de différenciation unique peuvent encore s'imposer. C'est ce qu'Alvo s'efforce de faire : un véritable esprit d'entreprise avec des USP clairs pour se démarquer des grands acteurs. On pourrait nous considérer comme des underdogs mais nos franchisés sont dotés d'une solide expertise, d'une parfaite connaissance des produits et d'une énorme flexibilité pour s'adapter rapidement à l'évolution de la demande et au comportement des consommateurs.” Pour Siryn Stambouli non plus il n'y a pas saturation : “Le marché est compétitif mais loin d'être saturé. Il existe encore de nombreuses possibilités de développement dans certaines régions. Nous nous concentrons à la fois sur le renouvellement de notre pool d'indépendants – certains partenaires-franchisés partent à la retraite – et sur l'ouverture de nouveaux magasins dans des zones stratégiques.”
En tout cas l'ouverture dominicale constitue un changement majeur pour le foodretail.
Ces ouvertures ont tendance à devenir la norme, à tout le moins dans les enseignes dont les magasins sont tenus par des franchisés. Sont-ils encouragés à ouvrir le dimanche ? “Nous ne l'imposons pas, mais nous constatons que la grande majorité – près de 95 % – ouvrent le dimanche pour répondre à la demande des consommateurs”, répond Siryn Stambouli. Roel Dekelver, porte-parole de Delhaize, déclare : “Delhaize est un foodretailer de premier plan sur le marché des produits frais. Nous souhaitons donc mettre notre expertise en la matière à la disposition de nos clients tous les jours de la semaine, dimanche compris.”
Beaucoup de bons entrepreneurs ayant le potentiel Alvo sont coincés par des contrats avec des franchiseurs et, pour certains, il n'est même pas possible de changer d'enseigne.
Peggy Bauwens
Directrice générale d'Alvo
Siryn Stambouli revient sur le processus de recrutement chez Carrefour qui, comme chez tous les distributeurs, est rigoureux et complet. “La première étape est un entretien avec un recruteur qui explique les enjeux du partenariat commercial et le fonctionnement de la franchise chez Carrefour. Le candidat est ensuite invité à parler de ses attentes, de son parcours entrepreneurial et de son expérience professionnelle. Si l'issue de cet entretien approfondi est positive pour toutes les parties, un dossier est constitué pour valider le profil du candidat et lui transmettre ensuite les informations confidentielles relatives à un projet de franchise, soit la reprise d'un magasin existant soit l'ouverture d'un nouveau. Nous imposons également un test pour mesurer son attitude vis-à-vis de la clientèle. Pour des raisons pragmatiques, nous préférons proposer un projet dans la région où vit le candidat afin de réduire les longs déplacements et de favoriser une bonne connaissance de la zone et de la clientèle. La formation se déroule sur 4 à 6 semaines avant l'ouverture et se poursuit par un accompagnement du franchisé après l'ouverture. Par la suite, nos responsables régionaux veillent, au quotidien, au bon développement du magasin.”
Entreprendre c'est aussi prendre le risque d'échouer. Il arrive que les choses tournent mal, mais sait-on toujours précisément pourquoi ? “Il m'est très difficile de répondre à cette question parce que nous n'en avons pas encore fait l'expérience”, répond Ann Maes en souriant. “Il arrive que des magasins ne tournent pas aussi bien qu'escompté. Nous élaborons alors un plan qui, jusqu'à présent, a toujours fonctionné.” Wim Bauwens relativise, lui ausi : “Ces dernières années, les faillites au sein du Retail Partners Colruyt Group se comptent sur les doigts d'une main. Compte tenu du contexte difficile, ce n'est pas si mal. Il est vrai que dans un environnement hyper concurrentiel, face aux grands supermarchés, les petits commerces de proximité, avec le chiffre d'affaires qui va avec, ont plus de mal à se maintenir à flot. Mais une situation n'est pas l'autre. Il se peut que l'emplacement ait été mal choisi et n'attire pas suffisamment de clients pour atteindre le chiffre d'affaires minimum. Il arrive aussi que le contexte change, l'arrivée d'un nouveau concurrent ou des travaux de voirie interminables qui compliquent l'activité. Dans des cas plus exceptionnels, l'indépendant lui-même est en cause. Il ne gère pas correctement son magasin, par manque de leadership ou de contrôle financier.”
Peggy Bauwens ajoute : “Alvo n'a pratiquement connu aucun échec mais nous ne sommes pas une franchise ordinaire. Nos entrepreneurs sont généralement propriétaires de leurs locaux, ne sont pas des novices, ne sont pas non plus liés à une marge imposée par le franchiseur mais peuvent déterminer leur propre marge en fonction des moyens consacrés au développement de certains rayons. Cette approche augmente considérablement les chances de succès.
“Chez nous, il est tout à fait exceptionnel qu'un débutant échoue”, révèle Roel Dekelver. “De toute façon, il n'y a pas de raison valable de ne pas réussir. Gérer un supermarché requiert un certain nombre de compétence : la passion pour le produit, la capacité à diriger une équipe, la gestion opérationnelle ou encore la gestion financière. L'absence de l'une de ces compétences peut être est la cause possible de l'échec. Mais des facteurs externes peuvent également jouer un rôle. Pensez à des travaux de longue durée ou à l'arrivée de nouveaux concurrents”.
Réfléchir avant de franchir le pas
Quels conseils les enseignes peuvent-elles donner aux candidats à la franchise ? “Mon premier conseil est simple : réfléchissez avant de vous lancer”, répond Wim Bauwens. “La gestion d'un magasin est une responsabilité 24/7 qu'il faut être prêt à assumer chaque jour. Ensuite, entourez-vous des bonnes personnes et veillez à ce que les responsabilités soient bien réparties au sein de l'équipe. Si vous êtes passionné par la nourriture et l'entrepreneuriat, le reste suivra. Et enfin, profitez !”
De son côté, Ann Maes déclare : “Notre conseil : apprenez d'abord à connaître la formule. Ensuite, assurez-vous de pouvoir obtenir un financement, c'est capital. L'expérience l'est tout autant car nous savons d'expérience que les personnes qui n'ont jamais exercé d'activité commerciale ne conviendront pas. Nous attendons aussi des futurs franchisées qu'ils connaissent le marché local et s'y immergent. Il n'est pas nécessaire qu'ils soient originaires de l'endroit, mais ils doivent constituer des équipes avec des personnes du coin.”
Le conseil de Peggy Bauwens est de “Restez maître de vos locaux, interrogez chaque enseigne, sachez bien ce qu'elle représente et quel accompagnement vous souhaitez ou dont vous pourriez avoir besoin. Ne vous laissez pas enfermer par un contrat pendant des décennies.”
“Avant tout, vous devez aimer interagir avec les clients, les produits et le personnel”, exprime Siryn Stambouli. Roel Dekelver insiste également sur ce point : “Il faut être passionné par la nourriture et aimer servir les clients tous les jours.”
Source : Gondola