Enquête
10/12/24

Les caisses automatiques ne font pas que des heureux

Ces dernières années, de plus en plus de commerces ont adopté les caisses automatiques. Alors que de nombreux clients les plébiscitent, certains retailers doutent de leur pertinence au point de faire marche arrière. “C'est dommage pour la majorité de nos clients, mais nous nous faisions voler 20.000 euros de plus par mois”, rapporte l'un d'eux.

Gand, un jeudi de septembre à l'heure de la pause déjeuner. Les clients sont nombreux dans le Delhaize de la gare Saint-Pierre. Des étudiants se bousculent gentiment pour acheter une friandise ou l'autre, des employés de bureau glissent à l'arrière du magasin pour aller chercher un sandwich… en un rien de temps, une longue file se forme à la caisse et certains affichent une mine maussade à l'idée de devoir attendre. Mais lorsqu'un employé indique que les caisses automatiques sont ouvertes, la file fond comme neige au soleil, les sourires réapparaissent sur les visages. Finalement la pause déjeuner n'aura pas été perdue à faire la queue ! Ces caisses semblent avoir été inventées pour des ‘pics’ comme celui-ci, lorsque de nombreux clients n'ont que quelques articles à régler. Une solution rapide et fonctionnelle, exactement ce qu'ils souhaitent en pareille circonstance. Les premières caisses automatiques sont apparues dans les années 80, mais se sont multipliées ces dernières années dans nombre d'enseignes. Cora en a équipé sept magasins cet été, Lidl a commencé à déployer progressivement les caisses automatiques en novembre tandis que Colruyt Group en a installé dans un Okay et dans un Cru, avec déjà des projets pour d'autres magasins. Porte-parole du Colruyt Group, Eva Biltereyst estime qu'il s'agit d'un service important pour les clients. “Nous installons des caisses automatiques pour qu'ils puissent facilement scanner et payer leurs achats. L'intérêt est évident pour les petits produits d'épicerie. Mais les clients restent libres de les utiliser ou non.”

Pour Cora aussi il est important de laisser le choix. “Nous proposons trois options de paiement : la caisse classique, une scannette mobile et la caisse automatique. Nous répondons ainsi à différents profils, habitudes et besoins. Certaines personnes font des achats rapides plusieurs fois en semaine, d'autres de grosses courses une seule fois, un couple de retraités a d'autres habitudes qu'une jeune mère de famille etc... Nous voulons répondre à ces différents profils, sans imposer l'une des trois options. Les clients apprécient. Dans notre magasin de Hornu, le premier à être équipé de caisses automatiques, 45 à 50 % des clients les utilisent, ce qui représente entre 30 et 38 % du chiffre d'affaires du magasin.” Pour les retailers aussi les avantages sont évidents puisqu'il leur faut moins de personnel, un paramètre crucial à une époque où il est difficile de trouver des employés, où les frais de personnel augmentent et où les marges sont serrées. Ces caisses leur donnent une plus grande marge de manœuvre financière.

‘Oublier’ de payer

Mais les caisses automatiques ont aussi leurs inconvénients. Ainsi, il est clair que le nombre de vols est plus important, ce qui douche l'enthousiasme de certains exploitants. L'enseigne néerlandaise Jumbo a déclaré avoir perdu 100 millions d'euros l'an dernier à cause des vols et son CEO, Ton van Veen, incriminait explicitement les caisses automatiques. “Nous constatons de plus en plus souvent que les gens ne scannent pas les produits ou ne paient pas à la caisse. Et les moyens utilisés pour éviter de payer sont de plus en plus sophistiqués. Leur créativité est parfois stupéfiante.”

Björn Verschaeren, manager de l'AD Delhaize Oostmalle
Björn Verschaeren, manager de l'AD Delhaize Oostmalle©Nisran Azouaghe

Manager de l'AD Delhaize d'Oostmalle, un village au nord d'Anvers, Björn Verschaeren fait le même constat, confronté bien plus souvent qu'il ne le souhaiterait au vol en magasin, y compris aux caisses automatiques. “Nous en avons installé cinq il y a trois ans, à la demande de Delhaize (qui confirme conseiller aux exploitants d'en installer, ndlr). Nous n'étions pas convaincus dès le départ et nous ne le sommes toujours pas aujourd'hui”, affirme notre interlocuteur. “La plupart des clients sont honnêtes mais dès lors que vous leur laissez un peu de liberté, il y a inévitablement des abus. Pour certains jeunes par exemple, le jeu – parce que c'est un jeu ! – consiste à scanner moins d'articles qu'ils n'en emportent. Si le système est efficace ? Je pense qu'il l'est pour les petits achats. Je pense aussi qu'il est davantage destiné à un environnement urbain et qu'il a moins sa place dans les villages. Je constate que les principaux utilisateurs sont les jeunes et les gens qui, le soir après le travail, souhaitent faire rapidement quelques achats avant de rentrer chez eux. Un steak, des pommes de terre, un fruit. Ils veulent sortir rapidement, de manière fonctionnelle. Je dois admettre que si l'on fait abstraction de la problématique du vol, c'est un système idéal. Le client est content car il ressort rapidement et moi je suis content parce qu'il a acheté quelque chose et est ressorti rapidement. Une caissière ne peut pas faire passer cinq personnes en même temps comme les caisses automatiques.”

Plus de pertes, plus de vols

Luc Cooman, président de l'asbl Prévention et Sécurité
©Emy Elleboog

Luc Cooman est président de l'asbl Prévention et Sécurité, un organisme de coordination de la lutte contre le vol en magasin. Il confirme qu'il y a davantage de la fameuse ‘démarque inconnue’ dans les magasins équipés de caisses automatiques, bien que le manque à gagner ne soit pas exclusivement imputable aux seuls vols. Il mentionne aussi la fraude des fournisseurs, les clients qui commettent des erreurs sans avoir l'intention de voler, les erreurs administratives... “Dans les magasins où des caisses automatiques ont été installées il y a deux ou trois ans, on constate une augmentation des vols d'environ un tiers”, affirme Luc Cooman. “Est-ce dû au fait que les exploitants sont plus vigilants et contrôlent davantage ou à une réelle augmentation des vols ? À la lecture des chiffres, nous pensons qu'il y a plus de vols. D'une manière générale, les fournisseurs de caisses automatiques estiment leur impact à 0,3 % du chiffre d'affaires, mais c'est un pourcentage à prendre avec des pincettes car s'il est aussi minime, c'est tout simplement qu'ils veulent vendre leurs systèmes. Peu de nos membres atteignent ce chiffre, bien que cela dépende de l'emplacement. En zone rurale ce sera effectivement autour de 0,3 % du chiffre d'affaires mais dans les zones à risque, on est parfois proche de 1 %, ce qui est énorme. Par zones à risque, j'entends les magasins où il y a beaucoup de passage et beaucoup de clients anonymes. Ce sont des facteurs qui entrent en ligne de compte. Et le manque à gagner dépend aussi de la proportion du chiffre d'affaires généré par les caisses automatiques. Plus elle est élevée, plus il y a de chances que les pertes soient importantes.”

Abandonner les caisses automatiques

Certains exploitants décident de retirer leurs caisses automatiques. Denis Smets, qui exploite quatre magasins Carrefour, en avait installé quatre et une scannette mobile au Carrefour Market de Lint en septembre 2022. “Comme j'avais rénové tous mes magasins, l'occasion était belle d'essayer le système. Mais début de cette année, j'ai décidé de les retirer : nous nous faisions voler environ 20.000 euros de plus par mois !”, témoigne-t-il. “J'ai vu des choses qui me font dire que c'est sans espoir. Ce qui a précipité ma décision c'est une femme que je voyais s'affairer à la caisse automatique avec pour 200 euros d'achats alors qu'elle n'avait que 34 euros en poche. Elle avait donc l'intention de voler pour plus de 150 euros. Et ce n'est pas un cas isolé, les vols sont monnaie courante. Les clients sont parfois très créatifs pour ne pas scanner des articles ou en scanner de moins chers. Et avec la scannette mobile, il est encore plus facile de tricher. Renoncer aux caisses automatiques a été un crève-cœur car j'avais investi près de 35.000 euros. Sans compter la honte pour la grande majorité de mes clients qui sont parfaitement honnêtes. Mais quand je vois que notre marge brute est repartie à la hausse, je n'ai aucun doute : c'était la meilleure décision.”

Les clients sont parfois très créatifs pour ne pas scanner des articles ou en scanner de moins chers. Et avec la scannette mobile, il est encore plus facile de tricher.

Denis Smets - Exploitant de quatre magasins Carrefour

La caisse automatique n'est pas plus rapide

Propriétaire d'un AD Delhaize à Heist-op-den-Berg, Catherine Cannaerts a, elle aussi, investi dans des caisses automatiques il y a plusieurs années. Et, elle aussi, a fini par y renoncer. Le vol n'était pas l'unique raison. “Le client pense souvent que la caisse automatique est plus rapide, mais ce n'est pas forcément le cas. Certains ont besoin d'explications ou d'aide, des articles ne sont pas correctement scannés... En outre, il est souvent impossible de savoir si les gens oublient de bonne foi de scanner un article ou s'ils essaient délibérément de le voler. Depuis que nous avons renoncé aux caisses automatiques, nous pouvons servir plus de monde. Même pendant les fêtes de fin d'année, période d'affluence s'il en est et où les clients ont besoin de plus d'aide pour, par exemple, saisir des codes spéciaux des articles de fête. Notre personnel peut intervenir plus efficacement et plus facilement.”

Les exploitants indépendants ne sont pas seuls à remettre en question les caisses automatiques. L'an dernier, Action les a supprimées dans plusieurs magasins néerlandais, sans qu'il soit officiellement question de l'augmentation des vols.

Luc Cooman indique qu'il n'existe aucune donnée sur le nombre de retailers qui retirent leurs caisses automatiques mais, selon lui, le phénomène est marginal. Il comprend que certains le fassent mais souligne l'aspect émotionnel. “Constatant que le système ne fonctionne pas aussi bien qu'attendu, ils font machine arrière. C'est une décision radicale, mais ils oublient que la technologie évolue et qu'elle réclame d'être correctement mise en œuvre. J'observe que certains ne prennent pas ou pas assez de mesures d'accompagnement. Ils ont tendance à se focaliser sur les coûts, alors qu'il faut considérer la situation dans son ensemble et continuer d'investir. Dans de nombreux cas, il s'agit d'un très bon investissement et les avantages l'emportent sur les coûts. Le nombre de précautions supplémentaires nécessaires varie d'un magasin à l'autre. Il est très difficile de poser des conclusions générales. Il est clair qu'il faudra investir davantage dans un magasin où il y a beaucoup de passage et de clients anonymes. Dans certains magasins, les caisses automatiques ne sont pas une bonne solution, car le problème est difficile à maîtriser. Dans la plupart des cas, elles fonctionnent bien, mais les commerçants doivent encore supporter le coût d'apprentissage. Il s'agit d'une technologie immature. Petit à petit, ils apprennent à rendre leurs systèmes plus performants.”

Carrefour Market Bocholt
©Nisran Azouaghe

Rendre les caisses automatiques moins vulnérables au vol

Les retailers ne disposent pas toujours des moyens nécessaires pour rendre leurs caisses automatiques moins vulnérables. Il y a bien sûr des mesures évidentes et visibles, comme les contrôles ponctuels ou les portillons qui obligent les clients à scanner leur ticket ou leur carte de fidélité, mesures qui renforcent le sentiment d'être contrôlé. D'autres mesures simples, comme la limitation du nombre d'articles, permettent de conserver une vue d'ensemble. En outre, certaines enseignes interdisent aux récidivistes d'utiliser les caisses automatiques. D'autres, et pour autant qu'elles puissent les identifier, leur refusent l'accès au magasin. Decathlon et beaucoup de magasins de vêtements utilisent des étiquettes RFID qui s'avèrent très efficaces : une alarme se déclenche lorsque le client sort avec un article non payé. Ces étiquettes sont moins utiles, voire inadaptées au foodretail vu leur coût élevé et la faiblesse des marges.

Il est courant qu'un employé surveille les caisses automatiques, ce qui a évidemment un coût, en termes de temps et d'argent. C'est pourquoi certains magasins limitent les heures d'ouverture des caisses automatiques, s'évitant ainsi l'obligation d'une présence permanente. À contrecourant de cette vision, Björn Verschaeren a préféré une surveillance permanente. “Nous avons relié les caisses automatiques au comptoir d'accueil d'où l'on peut garder constamment un œil sur les caisses et aider les clients en cas de besoin.”

Dans les deux AD Delhaize qu'il dirige, l'un à Braine-l'Alleud et l'autre à Evere, Renaud Caeymaex a fait placer respectivement six et cinq caisses automatiques. “Nous avons engagé une personne supplémentaire pour surveiller la zone. Elle a été formée à contrôler correctement et au bon moment ainsi qu'à réagir de la bonne manière en cas d'irrégularités.” Souvent, les employés affectés aux caisses automatiques peuvent suivre sur écran ce que les clients scannent et détecter ainsi facilement les irrégularités. “Les clients sont moins enclins à s'offrir une petite ‘réduction’ en présence d'un employé”, affirme Luc Cooman. “Il est important d'avoir quelqu'un qui sache à quoi faire attention, quand et comment agir et ose intervenir si nécessaire.”

Self-scan
©iStock

Caméras et camemberts

La technologie est devenue un outil de lutte contre le vol. “Chez nous, les caméras placées au-dessus des caisses automatiques nous permettent de voir ce que les gens ont encore dans leurs sacs et si des articles n'ont pas été scannés. Nous signalons leur présence, ce qui a certainement un effet dissuasif”, explique Björn Verschaeren. Pour Luc Cooman, elles peuvent aider à effectuer des contrôles ciblés. “Si quelqu'un achète cinq camemberts d'un coup, soit il organise une grande fête, soit il a autre chose en tête… Les statistiques montrent que c'est généralement la seconde option. Ce type de comportement peut inciter le personnel à contrôler la personne car, grâce aux caméras, il se détecte très rapidement.” Il existe des systèmes qui détectent une personne qui met un article dans son panier sans l'avoir scanné et le signalent au gérant du magasin. À l'avenir, il devrait être possible qu'un système de caméras ait déjà détecté le nombre d'articles que les clients ont avec eux en entrant dans la zone de self-scanning et qu'il le compare avec ce qu'ils passent à la caisse. “Par exemple, lorsqu'un client réduit à posteriori le nombre d’exemplaires d’un produit qu’il achète, le système peut indiquer qu'il y a motif à contrôle”, explique Luc Cooman. “Les personnes qui achètent des produits plus susceptibles d'être volé peuvent également être contrôlées plus rapidement, avec ou sans l'aide d'algorithmes. La technologie évolue, s'affine et rend les caisses automatiques de plus en plus performantes.”

Source : Gondola

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