Ulrich Bartolas est depuis plus de 10 ans le gérant du supermarché Carrefour situé dans la base du SHAPE. Une mission particulière qui s’est présentée à lui sans crier gare. Depuis 1967, la ville de Mons possède en son sein l’une des principales bases militaires de l’OTAN : le SHAPE.
Cette « ville dans la ville » accueille plus de 20 000 personnes et comprend, entre autres, ses écoles, son hôpital, sa salle de fête et… son unique grande surface. En effet, dans le cadre des accords entre la Belgique et l’Alliance Atlantique, le Shape devait posséder un grand magasin vendant des produits de première nécessité aux habitants de la base. « Nous sommes le seul et unique magasin pour ces personnes », explique Ulrich Bartolas. « C’est une force bien évidemment, même si ce n’est pas simple tous les jours. » Et cela s’explique notamment par le passé du magasin. Depuis sa création, l’enseigne n’a connu qu’une seule et même propriétaire : « La particularité de ce magasin, c’est qu’il est toujours resté aux mains de la même marque, à savoir GB (puis Carrefour aujourd’hui). À aucun moment, une autre marque ne l’a exploité », déclare Ulrich Bartolas. Autre spécificité du magasin, sa présence dans une zone d’exception fiscale.
Le SHAPE n’est pas soumis aux règles belges, et les produits qui sont vendus au sein de sa grande surface ne sont pas soumis aux taxes belges. « On pense à la TVA, mais il y a aussi les autres taxes comme BEBAT, Recupel, etc… Et en fonction des produits, normalement l’alcool, la différence peut être importante. » En contrepartie de cet avantage, le magasin n’est accessible que pour les « Shapiens», ou presque. Très prospère jusqu’en 2001, le Carrefour du SHAPE voit sa situation se dégrader inexorablement avec les nombreux changements apportés à la base militaire suite aux attentats des tours du World Trade Center.
En 2009, les pertes sont trop importantes, et Carrefour décide de fermer ce dernier pour stopper l’hémorragie. Mais la réponse de l’OTAN est négative. Le magasin ne peut être fermé sans préavis en vertu du contrat signé. En cas de rupture, les indemnités à payer seront très importantes. Carrefour arrive rapidement à la conclusion que rester ouvert à perte lui coûtera moins cher que de payer l’amende. L’enseigne lance donc un préavis afin de pouvoir se retirer en 2013 sans frais supplémentaires. Le SHAPE prend acte de cette décision et entame la recherche d’un nouveau repreneur. L’intérêt est important, mais les différents candidats fuient face au cadre beaucoup trop contraignant.
Carrefour cherche de son côté un indépendant et propose une mission de gérance de 2010 à 2013 afin de pré parer la fermeture. Le père d’Ulrich Bartolas est contacté, mais ce dernier refuse. Au contraire de son fils : « On est venu me demander de préparer le démantèlement en 3 ans. J’avais 30 ans à l’époque et je n’avais pas envie de me lancer dans ce genre de mission. » Il refuse, mais Carrefour insiste : « Je décide de venir visiter le magasin et je vais analyser plus de 1000 pages en anglais du contrat du Shape et je vais me rendre compte qu’il y a un très gros potentiel. Car beaucoup de choses n’ont pas été faites correctement par le passé. »
Par exemple, on ne parle pas anglais dans le magasin malgré le fait qu’il s’agit de la langue officielle du Shape. Aucun produit étranger n’est proposé alors que la clientèle se compose de citoyens issus de 26 nations différentes. De plus, le magasin est mal entretenu, il n’y a pas de centre d’accueil et les contrats de travail signés sont totalement au désavantage du magasin. « Je décide donc de reprendre le magasin, à condition de pouvoir changer les contrats des employés. Je rencontre pour cela les plus hauts gradés du Shape.
Le rendez-vous se passe comme dans les films d’action, avec un service de sécurité hallucinant et des contrôles hyper stricts. Par exemple, j’ai failli me faire plaquer au sol avec une arme pointée sur moi parce qu’ils ont détecté une clé USB dans mon sac alors que je n’avais pas mentionné celle-ci. » Dans une salle ultra-sécurisée, il fait face aux responsables les plus gradés de la base. Chacun se trouve dans un box blindé et la discussion se fait via des traducteurs assermentés. C’est dans ce contexte qu’Ulrich Bartolas leur explique son parcours. Petit-fils et fils de commerçants baignant depuis toujours dans l’univers du libre-service alimentaire.
Il leur définit aussi et surtout son statut d’indépendant et franchisé, concept que ces derniers ne connaissent pas. Au bout de plusieurs heures, il parvient à les convaincre. Les hauts gradés lui donnent deux mois pour revenir vers eux avec une proposition ferme et une vision globale sur 10 ans. S’en suit une deuxième réunion avec le responsable de la franchise Carrefour pour attester que la marque valide son plan d’action.
Un peu plus de 10 ans plus tard, Ulrich Bartolas est toujours là, et bien là. Tous ses employés parlent l’anglais. Un centre d’accueil a été mis en place pour aiguiller les clients. Tous ses employés connaissent la spécificité des clients, des militaires présents pour un temps court (souvent 3 ans) ayant tous les niveaux de grade, tous les niveaux de pouvoir, tous les budgets. « Mes employés savent que ces personnes viennent de divers horizons et n’ont pas les mêmes habitudes d’achat que nous. Pour l’anecdote, récemment, nous avons eu quelqu’un qui est venu acheter des chicons. Quelques jours plus tard, cette personne est venue ramener une partie de ceux-ci parce qu’elle n’avait pas tout utilisé pour cuisiner.
Face à ce genre de situation, on doit expliquer que cela ne se fait pas chez nous. Et ce n’est pas toujours facile à faire, lorsque la personne en question est un militaire de haut rang. » Pour coller aux besoins spécifiques des Shapiens, son magasin propose aujourd’hui un assortiment de produits différents et des fournisseurs non agréés : « Ça n’a pas été simple parce qu’aucun fournisseur Carrefour n’a de produits ethniques véritables. Il m’a donc fallu trouver les vrais fournisseurs qui font les vrais produits et qu’on importe directement en magasin. Au départ, je suis tombé sur des produits qui étaient soi-disant issus des pays en question, mais en réalité, ces derniers étaient non seulement produits chez nous, mais leur marque était inconnue de notre clientèle étrangère.
On a donc dû faire des recherches supplémentaires pour trouver les vraies marques qui plaisent aux Shapiens de tous les horizons. » Au final, le gérant du Carrefour du Shape a mis en place un magasin où les priorités sont axées sur la qualité de service, la qualité des produits, la qualité d’accueil. Ulrich Bartolas sourit : « Le SHAPE est enchanté et on est devenu un partenaire incontournable. On participe à la vie de la communauté de la base en proposant des produits pour toutes les fêtes nationales. Il y en a 26 en tout sur l’année. Autant vous dire que c’est du sport !»